An Index of Metals à La Scala Paris, projection sonore et visuelle “sous hypnose”
Le dessin accueillant le spectateur sur le programme est déjà un avant-goût de ce qui l’attend : un crâne entouré d’arabesques, cheveux ou nébuleuse de pensées, lance un éclair dans un rire démoniaque alors qu’il semble voguer sur une limace. Forme qui n’est plus loin de l’absurde lorsque la soprano Donatienne Michel-Dansac arrive sur une estrade en robe blanche, collier de perles et collants rouges (couleurs de son mégaphone), parmi un parterre de bois et cuivres disposés de part et d’autre du duo de cordes (violon et alto). Le piano se trouve alors éloigné, presque excentré, dans un tableau scénographique qui multiplie les points de fuite, empruntant aux partitions graphiques de John Cage. L’apparition de la voix semble s’évanouir entre chaque intervention, signe du mystère dans une musique parfois hermétique et si étrange.
Cette étrangeté se retrouve justement dans la partition du compositeur italien Fausto Romitelli (1963-2004), qu’exécute avec sérieux l’ensemble luxembourgeois United Instruments of Lucilin, spécialiste de la musique du XXe et XXIe siècles, sous la direction précise et maîtrisée de Julien Leroy, chef invité depuis quelques mois. Ce dernier assume courageusement la pression du petit chronomètre posé sur son pupitre. Son dynamisme sert la pièce, la liberté des cordes témoignant des tensions d’une œuvre multiple et caractérisée par les dissonances. Donatienne Michel-Dansac, qui semble parfois hésitante sur les modulations, ne retranscrit que pleinement les enjeux des frottements mélodiques fluctuants que promeut l’œuvre. Elle se laisse alors peu à peu happer par cette atmosphère en rentrant volontairement dans un rôle d’actrice grotesque et étrange, son surjeu total et ses grimaces clownesques associés à une bonne articulation faisant ressortir les textes à la fois polyphoniques et plurilingues de Kenka Lekovich.
Deuxième « projection », une forme d’angoisse et d’horreur. Dans cette salle très particulière qu’est La Scala Paris avec son plafond haut et à nu, l’acoustique amplifiée qu’exige la composition paraît maîtrisée par Guy Frisch à la technique, permettant ainsi à l’opus de prendre tout son sens. En effet l’œuvre propose des mouvements crescendo-decrescendocomme des vagues de strates sonores, proches d’une forme de haut-le-cœur qui se saisit du corps du spectateur. Les néons verticaux blancs donnent alors une matérialité et un contenant à la scène et au(x) son(s) comme autant de barres de fer, « metals » du titre. L’engagement notable des musiciens permet à l’œuvre de ne pas tomber dans un syncrétisme pouvant paraître obscur et inaccessible au public.
Pascal Meyer déploie aussi bien au piano qu’au synthétiseur l’ampleur et la force notable de son jeu, le tout avec une grande attention portée au chef, élément crucial vu l’importance du rôle du piano dans son jeu face aux enregistrements. Aux flûtes, Sophie Deshayes se distingue dès le début par son caractère et ses interventions brillantes bien que brèves. Sa technique de souffle, alliée aux harmoniques des cordes, forme alors un voile, comme une nappe sur une scène où les cuivres restent discrets. Ce n’est qu’ensuite que ces derniers vont peu à peu s’affirmer, et en particulier le trompettiste Philippe Ranallo. Loin de tout recouvrir, les onze musiciens intègrent harmonieusement la soprano. Donatienne Michel-Dansac montre alors une grande technique, en particulier dans les changements de registres, relativement peu fréquents et toujours délicats pour ce type de voix, ici associant tessiture et timbre. Les aigus sont remarquablement chauds, lyriques et tenus, laissant place à des graves venteux et essoufflés. Ces jeux de tensions qui parcourent toute l’œuvre sont menés à la limite du supportable dans une progressive montée en puissance soutenue avec force par l’ensemble vers une communion sensorielle avec le public. L’Index au sens d’interdit religieux catholique se trouve peut-être donc ici, face à la vierge entre pureté du blanc et souillure rouge qu’incarne la soprano dans une « transe lumino-sonore », comme le dit Romitelli.
Enfin se joue aussi le dilemme de la musique classique contemporaine. Dilemme sur la modernité et le rôle du filmé alors que La Scala Paris fait ici le choix de ne pas reprendre le triptyque vidéo prévu à l’origine pour la pièce (en privilégiant une adaptation scénique de la vidéo signée Paolo Pachini et Leonardo Romoli, plutôt que le support sur écran prévu à l’origine). À leur place, les lumières de François Menou jouent un rôle extrêmement important, comme symbolisant ce passage à l’ « âge moderne » qui se voit dans la partition. Les instruments dits classiques se retrouvent sonorisés et amplifiés au même titre que les électriques (l’occasion de saluer le travail de Sébastien Naves pour le son). Les réminiscences d’un passé lointain se remarquent dans une mélodie qui se surprend parfois à être tonale. Plus déstabilisant, des danses traditionnelles apparaissent en filigrane dans le jeu habité du violoniste André Pons-Valdès. Romitelli tente en effet de réhabiliter ces instruments du passé dans un trio violon, alto, piano qui -par sa clarté- mêle le souvenir que l’on veut oublier à un futurisme notable souligné par la flûte mais aussi les effets de lumières. Cet échange entre modernité et passé se voit d’ailleurs dans la position de la chanteuse, tour à tour crooneuse blonde à la ligne vocale langoureuse sous spot jaune ou déesse futuriste au timbre large dans un blanc métallique.
Le dilemme se solde par le duo final tonitruant de la guitare électrique (Raphael Vanoli) et de la basse électrique (Henning Sieverts). Les phares des projecteurs mettent peut-être ainsi à jour l’aboutissement de cette quête du « metal » dans l’instrument lui-même, pour « aller au bout de cette hallucination qui rend le son visuel » (dixit, Romitelli).