C’est avec la création de l’opéra de Gilbert Amy, Le Premier cercle, scènes de la charachka,que l’Opéra de Massy retrouve son public. L’ouvrage lyrique conçu d’après le roman d’Alexandre Soljenitsyne boucle les manifestions données dans le cadre du centenaire de l’écrivain russe (1918-2008).
L’ouvrage tel qu’entendu ce soir dans la mise en scène de Lucas Hemleb est la version resserrée sur treize scènes et une heure quinze de musique de l’opéra en quatre actes créé à l’Opéra de Lyon en 1999. Sont invités dans la fosse les musiciens de l’ensemble Court-Circuit, un effectif de chambre de six musiciens (incluant le piano et l’accordéon) que dirige Julien Leroy.
L’action, sur fond d’autobiographie, se passe dans la charachka, cette prison spéciale – premier cercle de l’enfer – où l’on retient prisonniers quelques savants, bien traités et bien nourris pour qu’ils puissent effectuer leur recherche et servir les affaires du parti ; mais aucun ne sait pour combien de temps et quel sera son avenir. La situation a été vécue par Soljenitsyne qui a été sommé de travailler sur le décodage de la voix humaine pour repérer les traitres… On assiste d’ailleurs, dans une des scènes filmées, à l’arrestation historique du diplomate soviétique Volodine qui avait pris le risque de téléphoner à l’ambassade des États-Unis au sujet du risque nucléaire encouru ; on voit, sur l’écran toujours, le traitement dégradant dont il est victime lors de son emprisonnement. Gilbert Amy, qui a réécrit lui- même son livret, met l’accent sur la condition de ces hommes séparés de leur épouse et amenés le plus souvent à divorcer, complices, malgré eux, du régime totalitaire. Le compositeur ne retient, dans sa version de chambre, que quatre chanteurs, Gleb Nerjine, mathématicien, son épouse Nadia, sa maîtresse le lieutenant Simotchka et Lew Roubine, son collègue et philologue.
Des livres formant des empilements monumentaux cernent le fond de scène tandis qu’une longue table complète le décor, celui de Lili Kendaka. L’idée forte du metteur en scène Lukas Hemleb est de jouer avec la vidéo – un film qu’il a réalisé lui-même – projetée sur un écran, qui vient plusieurs fois masquer le décor, ou utilisée en surimpression, accompagnée de très beaux effets de lumière qui transfigurent à la fois le temps et l’espace ; ainsi cette septième scène au mitan de l’œuvre (Le rêve grotesque de Roubine), acmé de l’opéra, qui fait appel au récitant Laurent Manzoni inscrivant son récit sur une partie instrumentale très animée. Il est question d’un tribunal où l’accusé n’est autre que le prince Igor de la Russie du XIIᵉ siècle. Condamné pour espionnage et activité anti-soviétique, il comparait à la barre avec Borodine, Rimsky et Korsakov…
Si les parties vocales n’ont pas été modifiées, Gilbert Amy a totalement remanié sa partition instrumentale, abordant pour la première fois l’écriture pour l’accordéon. Et force est de constater que ces six instruments sous la direction très sûre de Julien Leroysonnent magnifiquement, souvent entendus en solistes ou en relais de timbres. Amy cisèle son écriture qui dessine un véritable contrepoint de la ligne vocale. Celle-ci est mise au service du texte et de sa compréhension, balançant selon les affects du parlé au chanté, de la psalmodie à l’élan lyrique. Au côté du soprano agile et joliment timbré de Marianne Croux/Nadia, le ténor Bastien Rimondi/Nerjine est une voix vaillante et ductile, d’une grande clarté d’élocution, qui tient la scène sur toute la durée de l’opéra. Le timbre velouté et la profondeur expressive de Franck Lopez/Roubine nous touche, dans cette septième scène notamment, où il relaie le récitant et met à l’épreuve toutes les ressources de son registre de baryton basse. Il faut souligner le travail prosodique, dans la lignée d’un Ravel, mené par le compositeur qui fait chanter la langue française avec un naturel confondant. Le lieutenant Simotchka/Brenda Poupard (mezzo) n’est pas en reste. Alliant puissance et flexibilité dans ses airs de bravoure, elle sait nous émouvoir lorsque, délaissée par Nerjine, elle chante son air de tristesse. Son duo avec Nadia, convoquant les couleurs chaudes de la clarinette, du violoncelle et de la flûte en sol, est un hors-temps très poétique où les deux femmes qui se rencontrent pour la première fois s’expriment sur les vers d’Essenine. La fin est saisissante, avec les voix du chœur en fosse qui scandent les noms des prisonniers, exprimant tout à la fois l’effroi et la révolte.
Donné pour deux représentations seulement, l’opéra a fait l’objet d’une captation vidéo qui permettra une diffusion plus large de cette belle production et, souhaitons le, un accueil dans d’autres maisons d’opéra.