« Kein Licht », un opéra lanceur d’alerte
Maturité n’est pas raison. A 65 ans, le compositeur Philippe Manoury présente, avec Kein Licht, son cinquième opéra, une foisonnante réflexion sur le monde (fou) qui nous entoure. Le musicien a lui-même affublé sa dernière création du terme de « thinkspiel », dérivé intello-ludique du Singspiel allemand (littéralement « joué-chanté », ici « joué-pensé », anglicisation à l’appui). En vingt ans, le Français n’a que peu touché à la chose lyrique, de 60e Parallèle, en 1997, à La Nuit de Gutenberg, donné en première mondiale à Strasbourg (Musica) en 2011, en passant par K, d’après Kafka, créé en 2001 à l’Opéra Bastille, et, dans la foulée, l’opéra de chambre La Frontière, donné en 2003 au Carré Saint-Vincent à Orléans. Mais il a poursuivi, par la forme lyrique, son propre mythe de la caverne, dénonçant cette « réalité obscure » (entendez : frisant l’obscurantisme), qui voile les désastres de notre société. Ce n’est sans doute pas un hasard si, dans sa leçon inaugurale du 26 janvier au Collège de France, Philippe Manoury se présentait comme un « lanceur d’alerte ».
Kein Licht : pas de lumière, donc. Bien clairvoyant, en effet, celui qui décrypte le précipité scénique, un rien foutraque – gags parfois faciles et espace bombardé d’effets visuels, lumières et vidéos –, que réalise le metteur en scène Nicolas Stemann autour du geste disparate, rageur et désespéré d’Elfriede Jelinek au lendemain de la catastrophe nucléaire de Fukushima, au Japon, en mars 2011. D’autres textes de l’Autrichienne, Prix Nobel de littérature 2004, sont également convoqués – Epilogue ? (2012) et L’Unique et sa propriété [Hello Darkness, My Old Friend] (2017).
(…) S’il est une contamination que Philippe Manoury assume, c’est celle de la musique instrumentale par le procédé électronique. Tour à tour féerique, éruptive, hypnotique, raffinée ou violente, la partition épouse le propos dramaturgique. Sur scène, côté jardin, les seize musiciens de l’orchestre luxembourgeois United Instruments of Lucilin, excellemment dirigés par le talentueux Julien Leroy, se verront démultipliés, amplifiés, distordus, un violon solo se détachant parfois à l’avant-scène pour en référer à quelque partita de Bach. (…)